Pourquoi parler de changement stratégique en entreprise familiale est crucial aujourd’hui
Les entreprises familiales représentent une part essentielle du tissu économique en Suisse (99% des entreprises) et en Europe. Elles assurent la majorité des emplois dans de nombreux pays (66% en Suisse) et portent souvent des marques qui traversent les générations. Mais leur force – la continuité – peut devenir une faiblesse lorsqu’il s’agit de s’adapter à des environnements en mutation rapide : digitalisation, nouvelles régulations, crises géopolitiques ou attentes sociétales en matière de durabilité.
Le dilemme est simple : comment préserver l’héritage et la réputation familiale tout en restant capable d’adapter la stratégie quand le marché bouge ? C’est précisément la question à laquelle s’attaque l’étude que nous analysons aujourd’hui.
Comprendre les bases théoriques
Deux théories structurent le raisonnement.
La Performance Feedback Theory (PFT) part d’une idée simple : les dirigeants comparent en permanence la performance de leur entreprise avec un niveau d’aspiration, explicite ou implicite. Si la performance est inférieure à ce niveau, ils sont incités à explorer de nouvelles stratégies. Si elle est supérieure, ils sont au contraire encouragés à exploiter ce qui fonctionne déjà. Autrement dit, l’écart de performance influence directement la probabilité de changement stratégique.
La Socio-Emotional Wealth (SEW) éclaire ce mécanisme dans le cas particulier des entreprises familiales. Celles-ci ne cherchent pas uniquement à maximiser la valeur financière. Elles visent aussi à préserver des dimensions immatérielles : le contrôle par la famille, la réputation du nom, l’héritage transmis aux générations futures. Cette orientation rend les familles actionnaires plus prudentes, parfois plus averses au risque, et donc moins réactives aux signaux financiers.
Ce que montre l’étude
L’étude s’appuie sur un panel de sociétés cotées dans huit pays européens (Autriche, Allemagne, Suisse, Pays-Bas, France, Finlande, Espagne et Italie), observées sur une période de dix ans (2007–2016).
Les résultats sont clairs :
- Plus la performance est supérieure aux attentes, moins l’entreprise a de chances de changer de stratégie. Cela confirme la PFT.
- Mais lorsque l’entreprise familiale est considérée, ce lien devient encore plus faible. Autrement dit, une entreprise familiale change moins que les autres, même lorsqu’elles font face à un écart de performance négatif.
La propriété familiale agit donc comme un amortisseur. Elle renforce la stabilité, mais elle peut aussi créer une rigidité excessive. Les auteurs notent que cette logique reflète une orientation long terme : préserver le contrôle, éviter les ruptures brutales, privilégier la continuité stratégique.
Limites et critiques de l’approche « familiale »
Cette persistance stratégique n’est pas forcément un défaut. Elle peut produire des atouts tangibles :
- des économies d’échelle et d’apprentissage,
- une cohérence forte entre les générations,
- une vision de long terme rarement présente dans les entreprises purement financières.
Mais il existe aussi des risques :
- rigidité organisationnelle,
- manque de créativité,
- difficulté à capter les signaux faibles ou à répondre rapidement aux crises.
Face à ce constat, on peut mettre en contraste une logique plus pragmatique et entrepreneuriale pour faciliter le changement stratégique en entreprise familiale : tester vite, corriger vite, pivoter si nécessaire. Là où la famille privilégie la continuité, l’entrepreneur opportuniste privilégie l’adaptation. Aucun modèle n’est supérieur en soi, mais chacun comporte ses angles morts. Le vrai défi consiste à combiner le meilleur des deux logiques : la patience familiale et l’agilité entrepreneuriale.
Cinq questions pour réfléchir
- Quels signaux de performance mon entreprise ignore-t-elle aujourd’hui ?
- Notre attachement à l’héritage est-il une force qui nous protège ou une contrainte qui nous enferme ?
- Comment équilibrer vision long terme et flexibilité court terme ?
- Qui, dans notre gouvernance, incarne la voix de l’adaptation et du changement ?
- Quels mécanismes simples – indicateurs, règles, débats réguliers – pouvons-nous instaurer pour éviter la rigidité stratégique ?
Conclusion
Le changement stratégique en entreprise familiale n’est pas un choix entre rupture et continuité. C’est un exercice d’équilibrisme permanent. Préserver l’héritage et la réputation est vital, mais ignorer les signaux du marché peut être fatal. La clé réside dans la gouvernance : créer des espaces où la voix de la stabilité familiale et celle de l’adaptation stratégique dialoguent plutôt que de s’opposer.
Sources:
- Schweiger, N., Matzler, K., Hautz, J. et al. Family businesses and strategic change: the role of family ownership. Rev Manag Sci 18, 2981–3005 (2024). https://doi.org/10.1007/s11846-023-00703-3
- https://www.kmu.admin.ch/kmu/fr/home/savoir-pratique/politique-pme-faits-et-chiffres/chiffres-sur-les-pme/entreprises-et-emplois.html