Le management au féminin n’existe pas?
Dans le premier article de cette mini-série, nous arrivions à la conclusion que la société définit encore trop les rôles sociaux sur des attentes genrées, ce qui empêche les femmes managers d’être considérées comme des managers plutôt que comme des femmes.
Il faut tenter d’offrir à chacun.e des pistes pour définir son rôle de manager indépendamment du sexe. Comment? En inventant un management désexué.
Modifier le récit collectif
Cet effort implique de modifier une quantité non négligeable de représentations.
La partie jusque-là la plus invisible du travail réel des femmes (et pas juste attendu) émerge à la connaissance du plus grand nombre et crée des chocs. Il demande de se décaler des points de vue actuellement acceptés comme des vérités.
On parle de charge mentale augmentée pour les femmes, mais si c’était uniquement une prise de conscience des décalages énormes qui existent entre ce qui est reconnu et ce qui est fait concrètement ?
Et si le problème n’était pas celui d’une société où les femmes ne sont pas reconnues mais celui d’un besoin invisible des hommes d’être soutenus par les femmes pour être autonomes et indépendants ?
Ce changement de point de vue, cette déconstruction des interprétations, ouvre la porte à de nombreuses réflexions sur la transformation potentielle de cette zone de tension en zone de collaboration, en s’appuyant sur les ressources que nous offrent les différents rôles sociaux plutôt que sur leurs limites. C’est ce que je voudrais envisager maintenant avec vous.
Changer de perspective
Et si c’était une question de collaboration autour des forces communes mais aussi autour de celles propres aux rôles sociaux actuellement assignés ?
Et si nous pouvions décaler notre regard pour créer des solutions gagnant-gagnant construites sur nos besoins et pas sur les injonctions ?
Et si nous pouvions individualiser nos regards plutôt que généraliser nos attentes ?
Et si nous pouvions nous redonner du pouvoir sur les représentations ?
Et si pour une fois, nous pouvions envisager collectivement ce que nous pourrions gagner plutôt que ce que nous aurions individuellement à perdre ?
Tant que les représentations s’appuieront sur la dialectique du privilège (un privilège est un avantage habituel qui peut toutefois être répudié sans justification), d’autres chocs auront lieu. Il convient donc de commencer par prendre conscience de ces privilèges pour vouloir en sortir.
Les pistes d’amélioration sont multiples, mais les gains et les mutualisations ont le plus de valeur ajoutée, à mon sens, dans les domaines qui suivent.
Accepter nos vulnérabilités pour favoriser les complémentarités
Si je prends conscience de mes limites, de mes zones d’inconfort et que je casse mes croyances sur mon invulnérabilité ou ma toute puissance, alors je peux m’enrichir de ce que l’autre peut m’apporter, peu importe son genre.
Les gains sont principalement à placer au niveau de la collaboration, de la complémentarité et de la créativité, en mutualisant les forces. Nous n’avons pas besoin de tout maîtriser et de tout savoir. L’enrichissement des points de vue nourrit la réflexion puis l’action.
Définir précisément le cadre des relations
Si nous collaborons, aucun de nous n’a plus raison que les autres. La posture gagnant-gagnant, seule posture qui permet l’échange vrai, ouvre à la création de solutions pérennes et réalistes.
Une bonne définition, commune, du contenu des valeurs de travail, la clarification de leur sens et de leur droits et devoirs ainsi que la modélisation des conséquences lorsqu’elles ne sont pas respectées est indispensable pour sortir des représentations sociales sexuées.
Discuter systématiquement les points comportementaux litigieux
Nous pouvons toutes et tous nous tromper ou avoir un comportement inadéquat. Le relever et le traiter ainsi que veiller à ce qu’il ne se reproduise pas (par exemple, le harcèlement sexuel) est un engagement mutuel.
La discussion de tous les points de comportement, y compris litigieux, permet l’augmentation de la confiance et une communication plus fluide. Cette étape est cruciale dans la construction de modèles de gouvernance plus modernes, laissant le modèle pyramidal, dont on connaît l’inefficacité parce que basé sur les anciens modèles sociétaux genrés, loin derrière nous.
Évacuer son propre imposteur
Le syndrome de l’imposteur est une réalité pour tous mais particulièrement fort chez les femmes. En effet, devenir indépendante, hors de la tutelle des hommes, demande un effort particulier tant le schéma est intériorisé.
Le changement des représentations internes est complexe, surtout dans une société où le modèle patriarcal est prégnant. Si un manager a les compétences, les qualités et la personnalité pour être un manager, alors il n’est pas important que ce soit un homme ou une femme.
L’assertivité (affirmation de soi dans le respect de l’autre) est la clé. Comme le préconise Brené Brown dans son livre Daring Greatly, il est question de considérer que l’on est assez : suffisante, complète, unique.
Travailler sur nos biais cognitifs
Notre cerveau nous joue des tours et la psychologie sociale nous a permis d’en prendre conscience. Nos biais cognitifs nous aident dans notre vie de tous les jours mais nous gênent dans notre volonté d’amélioration.
Deux en particulier sont à l’œuvre : le premier est le biais de confirmation, qui nous pousse à considérer uniquement les informations ou les situations qui confirment nos impressions et le biais de surestimation qui nous pousse à une confiance excessive se basant sur la généralisation de nos réussites isolées.
Le second est l’effet Duning-Kruger, sorte de biais de confirmation poussé à son paroxysme, qui est le fait de se penser compétent y compris dans un domaine dont on n’a qu’une vague idée.
Gênants dans l’établissement d’une culture ouverte de la collaboration, ils péjorent facilement l’échange et empêchent la co-construction et le développement de relations de travail équilibrées.
Répartir les tâches en se basant sur les compétences plutôt que le genre
Plutôt que de se baser sur les compétences attendues parce que découlant du rôle social prégnant actuellement, l’expertise, donc la meilleure compétence mise au service de l’entreprise, me paraît être un gain pour tout le monde.
Travailler sur l’altérité et la désexualisation des rôles
Tant que les rôles seront définis en termes de tâches genrées, il restera du chemin à parcourir.
Comme le démontre Camille Froidevaux-Metterie dans son article L’avènement d’un commun désexualisé (revue Sociologies, 2016), la modification des rôles sociaux tend vers une redéfinition complète des espaces publics (considérés comme masculins) et privés (considérés comme féminins), visant à la désexualisation des rôles.
Ce travail, qui permet autant aux hommes de s’investir dans les tâches domestiques et de l’éducation qu’aux femmes de prendre des responsabilités au travail, nécessite une refonte importante des représentations sexuées.
Cela offre à toutes et tous la possibilité d’être qui nous sommes plus complètement ; la réunification des « soi » offre une meilleure possibilité de réalisation de soi. L’avantage pour l’entreprise est indéniable. Des personnes plus épanouies et équilibrées font des collaborateurs plus disponibles et efficaces.
Travailler sur soi pour ne pas materner ni sauver
Les rôles sociaux en tout temps attribués aux femmes ont été ceux du prendre soin, liés au foyer et à la maternité. Le changement dans les représentations doit aussi se faire ici. Nous nous devons à nous-même et à nos collaborateurs de veiller à ne pas les materner et ne pas les sauver sous risque de la mise en place de jeux psychologiques néfastes et bien connus (le triangle dramatique de Karpman, par exemple).
Apprenons à ne prendre que notre part de responsabilité et surtout à ne pas priver nos collègues et collaborateurs des leurs. La déresponsabilisation est un acte collaboratif qui ne va pas dans le sens d’une gouvernance éclairée.
Pour un management désexué
A travers cette réflexion autour de la notion de management au féminin, j’ai tenté de démontrer qu’elle n’existe pas : elle résulte de notre difficulté à transcender les rôles sociaux ancestraux, pour en construire de nouveaux.
Les choses changent grâce à une prise de conscience aigüe, en particulier dans le monde des arts et de l’industrie du divertissement. Comme souvent, les artistes anticipent et décrivent le monde à venir.
Les compétences et les qualités de manager n’ont pas de sexe; c’est le rôle que nous endossons, par choix ou habitude, dicté par les rôles sociaux qui nous sont assignés, qui crée la sexuation. Le leadership n’a pas de genre.
Il n’appartient qu’à nous de ne pas y souscrire et de changer les modèles. Adepte de l’effet papillon (ou de l’effet colibri), je crois intimement que si je change, alors je change le monde.