Qu’est-ce que le Talent Management?
Nous avons vu dans l’épisode 191 de Leadershift que le Talent Management est un ensemble complexe de pratiques qui possèdent un but commun: développer les personnes qui feront le succès de l’organisation.
Dans cet ensemble de pratiques, on trouve souvent un outil qui tente de répondre à la nature pyramidale de la plupart des organisations: qui « faire progresser »? Qui promouvoir?
Cet outil, c’est la revue de personnel. Le terme n’est pas idéal mais il décrit ce qui se passe concrètement: l’ensemble du personnel, c’est-à-dire des personnes employée par l’employeur, est évalué selon des critères prédéfinis; ces évaluations sont discutées et remontées jusqu’à la direction de l’organisation.
Au-delà de savoir qui, nous devons savoir pourquoi. En effet, la progression et la promotion sont deux aspects essentiels des dynamiques personnelles et sociales d’une organisation: elles sont toutes deux liées à la motivation.
La progression est liée à la motivation par le sentiment de contrôle de son futur, l’augmentation de son pouvoir d’action. La promotion est liée à la motivation au travers de la théorie de l’identité sociale (lire cet article pour en savoir plus): je suis promu, je fais partie d’un nouveau groupe (restreint) qui possède de nouveaux codes que je dois apprendre.
La progression et la promotion sont également liées à une dimension motivationnelle qui concerne toute l’organisation: la confiance organisationnelle. Celle-ci est elle-même liée à la performance organisationnelle parce que, considérant que l’organisation est compétente, fiable et leur veut du bien, les employé.e.s seront d’accord de prendre des risques et de s’engager sur le long terme (implication, ou engagement en anglais) pour son bien. Dans ce sens, le talent management devient un outil d’implication du personnel.
Vous noterez que la « rétention des talents », sujet d’actualité, est absente de la définition du talent management. La raison est simple: développer les collabs est un des moyens reconnus non pas de « les faire rester », mais « qu’ils restent »; la différence est de taille: proposer un chemin de développement à une personne activera ses leviers motivationnels, pour son plus grand bonheur et celui de son organisation, alors que « faire rester » ressemble plus à une tentative désespérée qu’à une stratégie bien pensée.
Notons enfin qu’une organisation qui veut « faire du Talent Management » peut commencer par faire des choses très simples, qui iront d’ailleurs dans le sens de la revue de personnel décrite ci-dessous: former ses cadres, travailler sa culture d’entreprise, reconnaître les personnes qui contribuent, rendre la direction exemplaire sur des comportements constructifs.
La tentation de commencer par le Talent Management pourra être forte, surtout mis.e sous pression par la direction qui entend la difficulté de recruter mais ne voit pas forcément ses causes profondes. Une marque employeur ne se construit pas en trois mois.
Qu’est-ce qu’une revue de personnel?
Cet outil, sensé nous garantir une confiance organisationnelle optimale, est en effet un processus de sélection des talents (processus de talent management) défini comme le rituel qui permet d’identifier et de développer les personnes performantes à potentiel. C’est ce rituel qui est habituellement nommé (abusivement) Talent Management et que l’on nomme en français « revue de personnel« .
L’identification de ces personnes se fait par étapes au moyen d’un outil de représentation de l’évaluation de l’ensemble du personnel :
- La première étape consiste à utiliser l’outil au niveau des équipes: chaque chef.fe d’équipe évalue l’ensemble des membres de son équipe sur les deux axes demandés: performance et potentiel.
- La deuxième étape est une étape de consolidation: chaque chef.fe d’équipe présente à son manager, en présence de ses collègues chef.fe.s d’équipe, l’évaluation des membres de son équipe; ces évaluations sont disputées et discutées; un consensus est atteint pour chaque personne.
- Ensuite, ce.tte manager présente à son manager et à ses collègues l’évaluation de sa propre équipe et la consolidation des membres de son organisation en suivant le même processus. Cette pratique est répercutée jusqu’à la direction qui peut présenter son évaluation à l’organe de gouvernance (board, conseil, etc.).
Il serait possible de présenter une liste Excel de personnes avec une série de nombres représentant leur performance et leur potentiel, mais le fait seul de l’écrire pour moi et de le lire pour vous nous ennuie profondément. Il faut trouver une manière plus illustrative de procéder.
La 9-Box
Historique de la 9-Box
A l’origine, c’est McKinsey, qui dans les années 70, accompagne le groupe General Electric dans sa stratégie d’investissements internes. Comme GE possède des dizaines de Business Units qui sont en compétition pour obtenir de l’argent pour se développer, les consultants développent une manière de représenter la situation des différentes BU: une « 9-Box », en référence au fait que la représentation graphique en question est un graphique à deux axes avec trois évaluations sur chaque axe, donc neuf boîtes en tout.
Plus tard, cet outil est adapté à l’évaluation des personnes en remplaçant la force compétitive par la performance dans le poste (compétences, objectifs, etc.) et l’attractivité sur le marché par le potentiel.
Description des axes de la 9-Box
L’axe horizontal est celui de l’évaluation de la performance des personnes; celle-ci peut être effectuée au moyen d’un outil de mesure de la performance existant par ailleurs (évaluation annuelle ou autre); cette performance est résumée en trois catégories:
- Performance non satisfaisante (tout à gauche),
- Performance satisfaisante (au milieu),
- Bonne performance (tout à droite).
Si une plus grande granularité est nécessaire, il est possible de proposer six ou neuf niveaux de performance mais de les afficher dans les trois colonnes initiales.
L’axe vertical est celui de l’évaluation du potentiel des personnes, qui est plus problématique puisque celui-ci est une notion généralement moins bien définie. Nous proposons à nos clients une solution suivante avec trois catégories de potentiel:
- Potentiel pleinement utilisé (tout en bas),
- Potentiel horizontal (au milieu),
- Potentiel vertical (en haut).
« Potentiel utilisé » signifie que la personne fonctionne déjà en utilisant un maximum de ses capacités et de ses compétences. « Potentiel horizontal » signifie que la personne peut en faire plus mais dans une extension de ses responsabilités actuelles ou un changement de poste latéral. « Potentiel vertical » signifie que la personne peut devenir expert.e métier ou manager: c’est la fameuse promotion.
Signification des cases
Nous ne donnerons pas ici d’étiquettes pour chaque case. Le risque est trop élevé: réduire une personne à un symbole qui ne dépende que de sa performance (évaluée subjectivement) et de son potentiel (tout aussi subjectif) est trop limitant. Il faudrait au moins ajouter à l’équation le risque de départ, les besoins de la personne et ceux de l’organisation.
Gardons donc en tête que le positionnement dans la grille n’est qu’une indication des mesures possibles à prendre pour optimiser le fit entre la personne et l’organisation.
Suggestions pour chaque case
Les zones rouges sont (sans surprise) des zones dans lesquelles la performance (donc la prestation, base du contrat de travail) est insuffisante. Dans ces zones, agir de manière décisive est nécessaire parce que le risque de contagion de la non-performance et de démotivation sont trop élevés pour ne rien faire.
Les zones vertes sont des zones dans lesquelles la performance est suffisante ou supérieure aux attentes. Ici, le risque n’est pas tant interne qu’externe: laissées sans perspectives, ces personnes pourront décider de quitter l’organisation, en particulier dans les zones vert foncé.
La zone bleue indique une combinaison exceptionnelle de performance et de potentiel. Ici, il va s’agir de promouvoir rapidement afin de donner de nouveaux challenges à la personne et d’utiliser son potentiel.
La plupart des actions parlent d’elles-mêmes, à part peut-être celle qui s’intitule « développer ». En effet, plusieurs actions possibles se cachent derrière ce verbe:
- Coacher: accompagner la personne soit dans le développement de sa performance, soit dans son développement personnel pour accéder à de meilleurs niveaux de potentiel
- Former: donner des compétences pour l’exercice d’une nouvelle fonction
- Mentorer: donner du recul par l’échange avec une personne d’expérience
Répartir les ressources de développement en fonction de la 9-Box
Dans l’illustration ci-dessous, les risques potentiels et une suggestion de répartition de l’investissement en temps et en ressources sont présentés.
Sans surprise, le risque de départ concerne surtout les personnes à haute performance et haut potentiel. C’est d’ailleurs souvent parce que l’organisation a perdu une personne clé de trop que le Talent Management fait son apparition comme la solution miracle de « rétention des talents », ce qu’il n’est bien sûr pas.
L’investissement proposé représente un pourcentage des ressources totales mises à disposition de la personne. On pourrait imaginer un système comptabilisant le temps consenti en interne et les moyens financiers déployés à l’externe pour le développement de la personne, système qui permettrait de visualiser la répartition et ainsi de la contrôler.
Mettre en place le processus de revue de personnel
Convaincre la direction
Pour mettre sur pied un tel processus, il faut commencer par la tête: convaincre la direction. Plusieurs avantages de haut niveau constituent de bons arguments:
- A chaque niveau de l’entreprise, une image claire de la situation des talents est disponible; elle permet une meilleure prise de décision et une meilleure répartition des ressources de développement
- Les cadres sont fidélisés par le processus puisque celui-ci est équitable, démontre de la compétence de la part de l’entreprise et diminue l’arbitraire de promotions basées sur le népotisme ou les préférences individuelles
- Les besoins de progression des personnes sont pris en compte et servent les besoins de l’entreprise
- Le processus remplace de manière efficiente les chemins de carrière aujourd’hui obsolètes parce que trop rigides
- Le processus est un atout de plus pour la marque employeur qui attirera ainsi les personnes désirant proposer leur performance et leur potentiel à l’organisation de manière active
Convaincre les cadres
Les cadres doivent être partie prenantes de ce processus pour qu’il fonctionne bien. C’est en particulier vrai pour les middle-managers qui sont la charnière du système puisque toutes les personnes intéressantes pour l’organisation passent entre leurs mains.
Voici quelques arguments pour les convaincre:
- Le processus est équitable et vous permet de prendre des décisions plus objectives concernant vos « talents »
- La discussion à votre niveau est intéressante pour vos cadres parce qu’ils et elles participent activement à un processus d’entreprise; de plus, cette discussion vous permet de les observer et de les former sur les aspects de l’évaluation de performance et de potentiel
- Réfléchir à la performance et au potentiel vous permet de prendre du recul par rapport aux équipes, à leur composition et leurs besoins
Présenter le Processus
Une fois l’adhésion remportée, il va s’agir de présenter le processus.
Pas par mail, bien sûr! C’est une occasion à ne pas manquer de réunir les managers par groupes de 10 à 20 et d’engager une conversation sur ce que veut dire être promu.e, comment le processus se déroule, comment la matrice fonctionne, etc. Les questions récoltées exprimeront certainement des inquiétudes vis-à-vis des perspectives de carrière, de la perte des meilleurs éléments en vue d’une promotion, de la subjectivité de l’évaluation.
Une présentation à l’ensemble du personnel peut ensuite être faite afin d’expliquer la raison d’être de cette nouvelle pratique; cette présentation est idéalement effectuée par la direction (avec le soutien des ressources humaines) afin d’indiquer que la revue de personnel n’est pas un processus RH mais bien un processus de gestion donc un processus opérationnel porté par la ligne.
En ce qui concerne les perspectives de carrière, elles doivent être multiples. La seule perspective managériale est fautive parce que limitante et ne permettant pas à l’ensemble des compétences des personnes de s’exprimer pleinement. Il s’agira donc de prévoir plusieurs types de perspectives dont voici quelques exemples:
- Gérer des projets (donner de la visibilité, de la hauteur):
- Au niveau de l’équipe
- Au niveau du même département
- Au niveau de l’organisation
- Gérer une responsabilité fonctionnelle (donner une fonction particulière qui permet la reconnaissance et l’éclosion de fonctions de gestion de base):
- Au sein d’une équipe
- Sur plusieurs équipes du même département
- Au niveau de l’organisation
- Devenir expert.e métier (renforcer la compétence technique et la valoriser)
- Permettre la multiplicité des fonctions (donner de la variété au poste actuel)
- Coordonner le travail d’une équipe
- Devenir responsable d’une équipe (management d’équipe)
Traiter les objections Au Processus
« Cela prend trop de temps« : si identifier les personnes qui font et feront le succès de l’entreprise afin de les développer et d’assurer la pérennité de l’organisation prend trop de temps, il y a effectivement d’autres priorités: choisir des managers qui ont conscience de leur rôle fondamental de leader en la matière.
« Si je travaille bien en tant que manager, je perds mes meilleurs éléments« : discuter de cette inquiétude permettra de renforcer le message de l’unicité de la raison d’être, de la vision ou de la mission de l’organisation. De plus, les middle managers qui tiendraient ce discours devraient se rappeler que c’est leur rôle principal d’incubateur de talents qu’ils remettent en doute. Enfin, si une structure de bonus existe, la partie « bonus d’entreprise » aura alors tout son sens.
« Les évaluations sont subjectives« : la réalité est qu’évaluer est une fonction essentielle du management parce qu’elle permet l’amélioration. Même subjective, l’addition de points de vue à l’analyse d’une seule personne (le manager) permet souvent d’améliorer l’objectivité de l’évaluation; celle-ci ne sera pas parfaite mais sera moins mauvaise.
Suivre le Processus Une première Fois (v1)
La première version du processus sera nécessairement chaotique mais permettra des ajustements utiles. Il faudra organiser des sessions de feedback avec les chef.f.es de département (managers de manager ou middle manager) pour affiner le processus et les outils.
Une question souvent posée à ce stade est: dire ou ne pas dire? Les personnes qui se trouveront dans la 9-Box doivent-elles être notifiées ou pas? A mon avis, elles doivent l’être. Etablir un secret autour de l’identification d’une personne comme un.e talent (par exemple parce que positionnée dans les cases vert foncé ou bleue) est le meilleur moyen de réintroduire de l’arbitraire et donc de la méfiance dans le processus.
- Pour les personnes dans les zones rouges, leur manque de performance ne devrait pas être une surprise; si c’est le cas, une formation en communication fera le plus grand bien aux managers qui ont peur des conversations difficiles.
- Pour les personnes dans les cases vert foncé et bleue, l’identification permet la reconnaissance donc la motivation donc une meilleure rétention.
- Pour les autres, la communication de la position n’est pas fondamentale mais la conversation autour du potentiel et de la performance peut tout de même être source de clarté et de reconnaissance.
Une fois le processus terminé, les résultats sont agrégés et servent de base à la répartition des ressources de développement de l’organisation. Chaque personne sur laquelle l’organisation va compter participe à un entretien de développement pendant lequel ses besoins ainsi que ceux de l’organisation sont exprimés; un plan d’actions est établi et suivi par le manager direct et une personne des ressources humaines.
Itérations suivantes
Un des apprentissages possibles de la première itération est que l’évaluation de performance est insatisfaisante: les discussions de consolidation révèlent des disparités entre équipes, entre départements. C’est normal: une telle discussion n’a jamais eu lieu et chacun.e interprète les critères et les règles à sa manière.
Quelques pistes pour régler le problème:
- Définir clairement les attentes pour chaque poste (e.g. revue des descriptions de poste, fixation de meilleurs objectifs, etc.)
- Définir clairement les principes-clés de l’organisation (e.g. valeurs, etc.)
- Définir clairement les échelons de l’échelle d’évaluation de performance (e.g. outils de mesure, points de mesure, etc.)
Le feedback récolté lors de la première itération permettra également d’affiner:
- Les modalités d’intégration du système de mesure de la performance dans le processus de revue du personnel
- La durée recommandée des sessions de consolidation
- La description des niveaux de potentiel
- Le timing des différentes étapes et la surveillance du processus par les ressources humaines
La 9-Box, outil de Talent Management: de belles occasions de conversations
L’important n’est bien sûr ni l’outil ni le processus; ceux-ci sont des facilitateurs, des occasions de conversations, belles mais parfois difficiles, à propos et avec les personnes-clés qui constituent le présent et le futur de votre organisation.
Si vous n’utilisez aucun de ces outils mais que vous avez une idée claire de qui sont ces personnes, de ce qu’elles veulent, de ce dont l’organisation a besoin et de comment vous allez vous y prendre pour développer ces personnes donc votre organisation, vous faites déjà du Talent Management!